Sunday, April 29, 2007

LA PHENOMENOLOGIE DE MERLEAU-PONTY ET LE CORPS DANSANT



telematic dreaming
bodymaps



LA PHENOMENOLOGIE DE MERLEAU-PONTY ET LE CORPS DANSANT



Aylin Kalem



La danse est un domaine de manifestation de la corporéité. Elle part du corps, s’éloigne de la matière et revient au corps. La phénoménologie de Merleau-Ponty se trouve au centre des réflexions sur la corporéité en danse. Le point primordial de sa philosophie est que la perception est toujours une perception incorporée. Son ouvrage L’œil et l’esprit parle notamment de la peinture, cependant, l’investissement du corps dans la perception et la pratique de la peinture soulève les mêmes questions autour de la corporéité en danse. L’enjeu de la corporéité dans la projection de l’imaginaire, dans ses essais de le rendre visible, sensible, est toujours accompagné par le jeu des sensations. Les nouvelles technologies en danse cherchent à examiner et à élaborer cet aspect de la corporéité à l’aide des dispositifs numériques qui privilégient le sensible. Cet exposé étudie donc le corps dansé dans des créations numériques de Thecla Schiphorst et de Paul Sermon, prenant en considération la phénoménologie de Merleau-Ponty à l’aide des « chiasmes » dont parle Michel Bernard.





Les artistes qui travaillent dans le domaine des nouvelles technologies font des recherches sur les sensations du corps. Thecla Schiphorst, ayant suivi des formations en informatique et en danse contemporaine, cherche à intégrer des modèles de la représentation scientifique à l’expérience du corps physique’. Dans son article « Bodymaps : artifacts of touch1 » elle parle de son installation interactive composée d’une surface sensorielle de capteurs à champ électromagnétique et de capteurs de résistance capables de détecter le toucher, la pression et la force exercés sur cette surface. Au toucher du spectateur, le corps à l’intérieur de cette installation réagit de façon sonore et visuelle, et la surface en velours garde les traces des mains. Le spectateur saisit donc ses actions par son double qui le renvoit à lui-même. Le dispositif aide le spectateur à percevoir son corps, en lui transmettant ses mouvements par les traces de son corps fantôme. Michel Bernard, en parlant de chiasme intra-sensoriel, souligne le double :





En sentant une surface matérielle, je fais surgir par le fait de l’acte de sentir, dans la passivité de ma réaction digitale, un mouvement contraire, une altérité. Cette altérité ne dépend pas de la postulation d’une personne autre, mais fait que je suis, en sentant, toujours double, non pas comme personne psychologique, mais comme une multiplicité de fictions, de simulacres qui entourent chaque sensation.2





Michel Bernard, en parlant de ce chiasme donne l’exemple de toucher une table, et il souligne qu’il existe une dimension à la fois active et passive. Il semble que cette installation renforce cet aspect du toucher. Elle montre le geste du spectateur au spectateur, elle le rend conscient de sa corporéité, elle l’aide à se percevoir et à percevoir le monde par sa corporéité. Cette idée forme la base de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Le corps n’est ni objet ni sujet, mais se trouve entre les deux et comprend les deux. Le corps trouve une existence par l’extérieur, et l’extérieur n’existe que par rapport à lui. Dans ce cas là, la corporéité se manifeste par l’action de toucher, et la réverbération de cette action par les réactions sonores ou visuelles, situe le corps entre l’état actif et passif. Cette expérience lui fait connaître son propre double et lui permet de naviguer dans l’espace qui se crée entre le corps physique et le corps fantôme. Thecla Schiphorst le formule d’une manière explicite :





Il ne peut plus échapper au « troisième espace » dans lequel il s’insinue, situé entre le voir objectif et le ressenti subjectif.3





Cette installation donc cherche à mettre en évidence le processus de ‘simulation’ et de ‘dédoublement fictif’ stimulant le système sensoriel dont parle Michel Bernard dans son article « Sens et fiction ».





De plus, un autre aspect est mis en évidence dans cette installation et qui renvoie directement au second chiasme de Bernard. Schiphorst remarque :





Cette œuvre suscite le relationnel au travers d’une expérience fondée sur la connaissance proprioceptive, le ressenti de ce que l’on perçoit comme étant une peau, l’écoute par le biais de toucher, la visualisation par le biais de l’ouïe, dont l’ensemble est intégré par l’attention.4





Parallèlement, Michel Bernard, en parlant du second chiasme, inter-sensoriel, mentionne l’œil qui écoute.





Mon regard se trouve traversé par un mode qui transforme l’espace que j’ai devant moi en un espace temporalisé à la manière des sons. Mon regard produit un simulacre, une fiction constituée par le jeu de la spécificité du matériau sonore. Mon œil a tendance à rompre avec les limites d’une géométrie stable, avec les caractéristiques spatiales habituelles. Dans chaque sens, il y a l’habitation et d’une certaine façon, le redoublement de l’effet d’un autre sens. Et donc une certaine confirmation de toute cette théorie de la simulation, de la production de fiction à l’intérieur du système sensoriel.5





Donc, encore une fois, l’installation de Schiphorst se présente comme une manifestation des chiasmes dont parle Bernard. Elle est comme un laboratoire en service des études sur la danse, où la corporéité est examinée par la stimulation des sens. Le fait que l’interface transmette le toucher en son ou en image provoque l’interaction des sens. L’épreuve de cette installation semble être comme un exercice pour établir et enrichir la conscience sensorielle.





Une autre installation qui travaille sur les sensations corporelles par l’intermédiaire des technologies numériques est celle de Paul Sermon dont Susan Kozel parle dans son article « La création de l’espace : expériences d’un corps virtuel ».6 Ici, la technique est différente. Il ne s’agit pas de capteurs mais de « téléprésence ». Susan Kozel se trouve sur le lit placé dans une pièce. Son image est projetée sur un autre lit dans une autre salle accessible au public. A l’aide d’un moniteur, Kozel visionne son image projetée et le visiteur sur l’autre lit. Le fait de visionner son corps en interaction avec un autre corps en temps réel mais en espace créé, bouleverse la perception de la performer.





Dans cette installation, « le corps physique ne se limite plus à son enveloppe corporelle, il s’étend jusqu’à son double virtuel. Le corps reste à la base de notre expérience mais s’enrichit d’une extension de capacités ».7 Ici, le « double » joue un rôle essentiel. La téléprésence permet à la performer d’être à la fois dans l’espace réel et dans l’espace virtuel. En effet, la perception de la performer n’est jamais dans les deux espaces à la fois, mais plutôt entre les deux. Comme l’indique Merleau-Ponty, « Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement … »8 que Michel Bernard définit comme « chiasmes ». On est donc jamais touché et touchant, vu et voyant à la fois. Mais le fait que le décalage entre les deux soit court et que l’alternance de l’un à l’autre soit instantanée, permet au corps de passer d’une perception à l’autre, et effectivement d’entrer dans le jeu des sensations. C’est cette alternance des sensations qui stimule la perception.





Le fait d’exister avec son double dans cette expérience permet à Susan Kozel de poser également la question : qu’est-ce que c’est de sentir sa propre chair ? Cette altérité créée à l’aide de son propre double, est due au deuxième chiasme dont parle Michel Bernard. Susan Kozel explique cet effet du chiasme intra-sensoriel :





A un certain moment, entièrement absorbée par l’interaction avec un autre corps, j’ai passé la main sur sa jambe. Il a mis la main sur la mienne et, en suivant le geste de sa main, j’ai touché ma jambe –qui m’a déconcertée par son volume. L’espace d’un instant, je n’ai pas reconnu l’obstacle que ma main avait rencontré après avoir bougé si librement dans l’espace visuel. Avec un vague sentiment de culpabilité, j’ai compris que ce corps étranger était en fait le mien ! Mon corps, brièvement perçu par le biais de toucher, ne correspondait pas au corps tel que me le communiquait la vue. Ce moment de désorientation m’a fait remettre en question ce que je considérais comme les limites de mon corps.9





Dans cette expérience, la sensation du corps est suscitée par le biais du double puisque c’est le corps virtuel qui entre en contact avec un autre corps. Le corps physique est voyant mais aussi vu et le corps virtuel est vu mais aussi voyant, l’un par l’intermédiaire de l’autre. Au niveau du toucher, le corps virtuel est le corps touché mais aussi le touchant à travers le mouvement du corps physique. Ainsi se crée une relation forte entre le corps physique et le corps virtuel. Susan Kozel dit qu’à travers la douleur, elle arrivait à percevoir un rapport entre son image apparemment abstraite et sa chair. Elle décrit son expérience :





Mon vrai corps affirmait sa présence en réaction à l’image virtuelle qui s’était mise à dominer mes mouvements pendant que je me produisais.10





Ici, le corps existe à travers le virtuel parce que le dispositif lui permet de se regarder. Dans cette formulation, on entend l’écho de la citation d’André Marchand à laquelle se réfère Merleau-Ponty :





« Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient… Moi j’étais là, écoutant… Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… J’attends d’être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir. »11





Le corps surgit donc en se projetant, en se voyant par l’intermédiaire de son double. En opposant à la conviction générale que la conscience est extraite du corps et insérée dans une construction électronique, Kozel souligne qu’elle a ressenti l’extension de son corps, plutôt que sa perte ou sa substitution.12





Armando Menicacci, afin de démontrer que les nouvelles technologies ne nous éloignent pas ‘de la réalité en général et du corps en particulier’, s’appuie, lui aussi, sur la critique de la substitution. Il dénote que la question centrale de l’existence humaine se fonde sur la projection de soi, sur la ‘virtualisation’ dans le terme de Pierre Lévy.





L’actuel est ce qui se sédimente ici et maintenant dans le cours de ce constant processus humain de tension qui s’appuie sur l’imaginaire. Dès lors, le numérique, comme producteur de réalités virtuelles, ne serait pas aliénant, mais essentiellement humain car le processus de virtualisation est non seulement inhérent à l’humain, mais le propre de l’humain.13





Il est évident que le concept de la virtualisation se base sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, puisqu’il est lié à la perception à travers les sensations. Ce dont Susan Kozel parle à propos de ses expériences au cours de Telematic Dreaming, est une manifestation de cette virtualisation. Il s’agit d’une intégration totale du corps, d’une corporéité éprouvée par la stimulation des sens à l’aide de numérique.





Jean-Marc Matos, lui aussi, discute l’incorporation dans des créations numériques et va à l’encontre de la peur que ces technologies nous éloignent de notre propre corps. Il souligne clairement le lien entre le corps, surtout le corps dansé, et les nouvelles technologies de communication. D’après lui, ce rapport s’établit grâce à la dimension multi-sensorielle du corps dansé. Il définit les créations de danse avec technologie comme une « récorporéisation, c’est-à-dire la prise en compte du corps dans son appréhension sensorielle et sensible ».14 Il indique surtout les travaux dans lesquels se trouve ‘une réelle intégration corps-image’, en d’autres termes, ‘une intégration corps réel-corps virtuel’. A cet égard, il ne s’agit pas, ici, d’une substitution du réel par le virtuel, mais d’une stimulation des sens vers la perception du réel à travers le virtuel.





Ce qui est donc extrêmement intéressant dans la rencontre du mouvement corporel avec les nouvelles technologies c’est cette espèce de croisement dans lequel le corps subit des sensations par le biais d’interfaces. Le corps physique étend sa limite et devient capable de sentir par le jeu des sensations. Susan Kozel fait référence aux théoriciens et aux artistes « tels que Randall Walser et Myron Krueger, qui affirment que la technologie virtuelle donne un autre sens au fait d’être humain, qu’elle modifie radicalement la perception humaine, ne font pas uniquement référence au voyage effectué pour sortir du corps, mais également au retour inévitable et à l’effet durable que le mouvement vers l’extérieur produit sur le corps ayant retrouvé son intégrité ». 15





Le logiciel Lifeforms, aussi, permet à l’utilisateur d’expérimenter sa corporéité. Il ne s’agit pas simplement de créer de l’image sur ordinateur, mais de générer du mouvement incarné. A travers le mouvement, la kinesthésie se met en jeu. D’ailleurs, tout le processus de création consiste en une empathie kinesthésique. La visualisation du mouvement suppose la virtualisation. Le mouvement créé renvoie aux sensations corporelles du créateur qui lui permettent d’engendrer de nouveaux mouvements. La perception est incarnée dans le mouvement du corps de synthèse. En outre, ce que le corps franchit par l’expérience, par la perception dont parle Hubert Godard est extrêmement important. Le corps arrive à effectuer un mouvement par un changement dans la perception puisqu’il le projette dans son imaginaire.





Donc, la perception du monde extérieur se réalise par la projection de l’imaginaire à travers le processus de virtualisation. La danse est un domaine où la corporéité s’opère par l’ordre du sensible, où les sensations se mettent en jeu, et par laquelle le corps étend ses limites. La collaboration de la technologie numérique et la danse crée un espace d’expérimentation et d’enrichissement des sensations. La corporéité ne dépend pas simplement de la matérialité du corps, mais plutôt de l’imaginaire qui stimule les sensations.







Aylin Kalem



2001









NOTES



1 Thecla Schiphorst, « Bodymaps : artifacts of touch ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999, p.169-177



2 Michel Bernard, « Sens et fiction, ou les effets étranges de trois chiasmes sensoriels ». Nouvelles de Danse, p.62



3 Schiphorst, p.171



4 Ibid.



5 Bernard, p.63



6 Susan Kozel, « La création de l’espace : expériences d’un corps virtuel ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999, p.128-143



7 Florence Corin, « Introduction ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999, p.7



8 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit. Gallimard, 1964, p.21



9 Kozel, p.139



10 Ibid., p.131



11 Merleau-Ponty, p.31



12 Kozel, p.134



13 Armando Menicacci, « L’enseignement de la danse face au numérique ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999, p.58



14 Jean-Marc Matos, « Danse avec technologie. Le corps d’une utopie ou le corps d’un conflit ? ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999, p.67



15 Kozel, p.140















BIBLIOGRAPHIE





BERNARD, Michel, « Sens et fiction, ou les effets étranges de trois chiasmes sensoriels ». Nouvelles de Danse



CORIN, Florence, « Introduction ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999



KOZEL, Susan, « La création de l’espace : expériences d’un corps virtuel ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999



MATOS, Jean-Marc, « Danse avec technologie. Le corps d’une utopie ou le corps d’un conflit ? ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999



MENICACCI, Armando, « L’enseignement de la danse face au numérique ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999



MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’esprit. Gallimard, 1964



SCHIPHORST, Thecla, « Bodymaps : artifacts of touch ». Nouvelles de Danse 40-41, Automne-Hiver, 1999









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