Sunday, April 29, 2007

“LES TECHNIQUES DU CORPS”

Aylin Kalem

Pour introduire cet ouvrage de Marcel Mauss, on pourrait dire qu’il prend une position opposante à tous les travaux sur le site Internet Amazon.com sous le mot de “corps” que Susan Leigh Foster mentionne dans son article « Danses de l’écriture, courses dansantes et anthropologie de la kinesthésie ». Elle souligne que ces publications dont la moitié traite le corps sous l’angle de la médecine, de la santé physique ou spirituelle, et dont l’autre moitié est basée sur des conceptions du corps comme catégorie théorique, sont loin d’examiner le corps dans sa phénoménalité physique. A cet égard, l’ouvrage de Marcel Mauss se distingue des autres dans son approche entièrement focalisée sur le fonctionnement du corps. Il ne traite pas le corps comme un représentant d’une inscription, comme un lieu de recherche pour une telle ou telle discipline, mais il observe plutôt les diversités des techniques que les corps savent adopter et maîtriser. Il formule son travail en référant aux expériences vécues qui le rendent assez observationnel et concret, contrairement aux travaux qui s’appuient sur les bases théoriques. Il me semble qu’il est indispensable de considérer le corps comme matériel afin de mener une étude sur la corporéité. Foster, dans une façon similaire, se dirige vers cet aspect du corps en l’appelant ‘corps vivant’.

La thèse principale de Mauss, c’est qu’il n’existe jamais une façon « naturelle » de se servir de son corps. Tout au début du premier chapitre « Notion de technique du corps », il précise par nécessité ce qu’il entend par le terme ‘les techniques du corps’. Je dis ‘par nécessité’ car il est toujours difficile d’établir un langage commun en parlant dans un contexte corporel. Mauss entend par ‘les techniques du corps’ « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (p.365). Dans cette formulation, il y a déjà la suggestion qu’il se trouve une certaine élaboration des techniques du corps propre à une certaine société qui se différencierait de celle d’une autre société, et qui serait transmise d’une façon traditionnelle de génération en génération. Mauss illustre cette idée en partant des actes quotidiens les plus simples comme la marche, la course et la nage. Dans ces exemples, il démontre qu’il s’agit des différentes techniques de l’usage du corps à travers les cultures et à travers les générations. Ces techniques peuvent être la conséquence d’un produit ou d’une idiosyncrasie sociale. Mais il n’existe jamais un comportement naturel. Ici, je renvoie aux discours de Roland Barthes sur le signe-signifié-signifiant pour rappeler qu’il existe un certain réseau de significations pour chaque société. L’individu est formé par cet ensemble des significations et établit sa communication en utilisant et en transmettant ce langage. Il peut se trouver des différents modèles, des modèles de compromis et des modèles de résistance, mais pas des modèles ‘naturels’.

Selon Mauss, l’utilisation des techniques spécifiques est conditionnée par « les trois éléments indissolublement mêlés » (p.369) : ‘physiologique’, ‘psychologique’ et ‘sociologique’. Cet énoncé soutient son idée principale qu’il n’existe jamais une façon ‘naturelle’. Dans l’élaboration d’une certaine technique ces trois éléments sont en jeu. Il souligne qu’en analysant les techniques du corps, il faut se servir des trois disciplines, et ne pas laisser les deux en faveur de l’une. Il est vrai que l’adoption d’une certaine technique du corps ou d’un ensemble des plusieurs, est liée à la capacité de la physiologie, à l’état émotionnel et à l’exigence des valeurs sociales en même temps. Michel Bernard, en référant à Mary Douglas, indique une approche similaire à celle de Mauss, en utilisant des termes comme ‘réalité biologique’, ‘réalité imaginaire’ et ‘réalité sociale’. Le mot ‘réalité’ renforce qu’il s’agit d’une subjectivité, d’une réalité subjective qui crée des différents modèles. Bernard revendique ce concept dans cette formulation: « le corps est le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes » (M. Bernard, Le Corps. Editions Seuil, 1995. p.134). Une hypothèse parallèle, mais dans un contexte proxémique est celle de E. T. Hall : « La sélection des données sensorielles consistant à admettre certains éléments tout en en éliminant d’autres, l’expérience sera perçue de façon très différente selon la différence de structure du crible perceptif d’une culture à l’autre » (Hall, La dimension cachée. Editions Seuil, 1971. p.15). Dans son livre, Hall compare la proxémie des cultures allemande, anglaise et française, et celles des japonaises et arabes, comme le fait aussi Mauss dans le contexte de techniques du corps. Ces deux points de vue nous permettent donc de déduire qu’il s’agit d’une élaboration des certaines techniques du corps qui fonctionnent dans des espaces travaillés pour produire une réalité subjective et culturelle, qui à leur tour, reproduisent des corps qui vont transmettre ces techniques d’une façon traditionnelle. Je fais référence encore une fois à Hall : « Le rapport qui lie l’homme à la dimension culturelle se caractérise par un façonnement réciproque. … En créant ce monde, il (l’homme) détermine en fait l’organisme qu’il sera » (Hall, p.17).

Je reprends la phrase de Mauss, sa définition des techniques du corps, pour venir à l’autre soutenance de sa thèse principale : « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps ». ‘Savoir se servir’ désigne déjà une connaissance, une connaissance qui permettra de transmettre les techniques aux générations suivantes. L’apprentissage se fait par l’éducation en général. Mauss réfère à son éducation où son professeur lui imposait de ne pas marcher avec les mains ouvertes (p.368). Il parle aussi d’une autre forme de l’apprentissage qui opère par le fait d’imitation. On a tous la tendance à imiter les personnes en qui on a la confiance. Ceci renforce encore une fois qu’il n’existe jamais une façon ‘naturelle’ d’effectuer un certain mouvement ou un certain comportement. Foster, aussi, parle du fait d’imitation en référant aux exemples donnés par Lévi-Strauss et par Clifford Geertz (Foster, p. 102-104). Cependant la nature de l’imitation est différente de celle que Mauss expose dans son travail. Geertz et sa femme adoptent l’acte de s’en fuir et courent avec la foule dans un petit village balinais, « en réagissant spontanément à l’explosion kinesthésique qui frappe le groupe ». Foster indique qu’ils assimilent au groupe en imitant leur acte. Pourtant, ici, il ne s’agit pas forcément d’adopter la technique des corps, mais simplement de courir avec eux. Tandis que Mauss insiste sur l’imitation des techniques. Son intérêt se pose sur la question de ‘comment’, plutôt que ‘quoi et quand’.

Les deux points essentiels de cet ouvrage, l’ensemble des éléments physiologique, psychologique et sociologique d’une part, et les faits d’éducation d’autre part, permettent d’établir deux types de classification des techniques du corps, que Mauss appelle horizontale et verticale, et que Bernard ajoute les termes synchronique et diachronique. La classification synchronique se pose sur les différences des « sexes », des « âges », sur le « rendement » et le « mode de transmission de la forme des techniques corporelles ». Tandis que la classification diachronique se base sur les « différents stades de la vie humaine ».

Enfin, pour conclure, je voudrais souligner l’importance d’un travail qui se concentre sur les techniques du corps, en référant à mon expérience au cours d’analyse du corps aristocratique au bas Moyen Age pour mon mémoire de master. J’examinais le corps aristocratique à la cour de Bourgogne. Je m’en servais des ouvrages sur la théorie du corps et des matériels visuels comme les miniatures et les peintures de l’époque, à côté des données des conditions sociologiques, politiques et économiques. Ces données m’ont permis d’exposer les signes et les symboles inscrits sur le corps. Mais ce qui faillait évidemment, était une base sur laquelle je pourrais m’appuyer pour avoir une vision des corps en mouvement et pour ne pas me limiter à présenter les gestes à partir des matériels visuels. Ainsi, il ne me restait qu’imaginer les restrictions de mouvement qui pourraient s’y trouver, en examinant les costumes et la verticalité particulière des corps sous l’angle du fonctionnement de l’anatomie du corps humain. Il était évident que je n’avais plus la possibilité d’observer les techniques du corps de cette époque, mais en travaillant sur la corporéité, j’avais profondément senti l’absence d’un travail comme celui de Mauss.

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